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La Grève et ce qu'elle dit de la France

Comme la fête, comme le jeu, comme la guerre, la grève est un fait social total, avec ses codes, ses lois, ses rituels. Il n’est pas facile d’en épuiser les significations. Voici, à propos de celle que nous vivons depuis le 5 décembre, quelques-unes d’entre elles parmi les plus constantes.

En France, le travail n’est pas aimé
Sinon, comment expliquer que le mot «retraite», mot sinistre, calamiteux (la retraite de Russie, les maisons de retraite), soit chargé, dans l’esprit de nos compatriotes, d’images si riantes? Comment expliquer que la «fin d’activité», autre expression lugubre, avec la mort en bout de course, soit synonyme de bonheur, d’épanouissement et - disons le mot - de nirvana, au point que la moindre modification au régime des retraites y prenne d’emblée les couleurs d’un drame national, comme en 1995 (réforme Juppé), en 2003 (réforme Fillon), en 2010 (réforme Woerth), en 2013 (réforme Touraine)?

C’est que, n’en déplaise aux bobos décérébrés qui donnent aujourd’hui le ton, nous sommes dans un pays qui fut jadis «très chrétien», et qui sait qu’Adam, chassé du Paradis terrestre à cause de sa faute, fut condamné à travailler, à gagner son pain à la sueur de son front. Ne plus travailler, c’est donc en finir avec la malédiction originelle: c’est le Paradis enfin retrouvé, c’est comme à la télé la pétanque à perpétuité!!

Pourtant nous sommes aussi le pays qui avec Péguy et même bien avant lui, a célébré le travail bien fait, la belle ouvrage. C’est l’échec anthropologique majeur de l’organisation industrielle moderne que d’avoir ramené le travail à son statut initial de malédiction: voilà ce que dit fondamentalement la grève actuelle.

Grèves gaies et grèves tristes
Il y a deux sortes de grèves, les grèves offensives, qui sont gaies, comme en 1936, en 1945, en 1968. Et puis les grèves défensives, qui sont tristes, comme en 1995 ou en 2019… Entre la bouille épanouie, le sourcil haut de Daniel Cohn-Bendit, figure emblématique de Mai 68, défiant les CRS, et le regard fermé, la moustache circonflexe de Philippe Martinez d’aujourd’hui, c’est le jour et la nuit. La grève gaie, c’est «l’échappée belle» de Michelle Perrot (Les Ouvriers en grève, 1871-1890) ; la grève triste, c’est le long cortège funèbre de la CGT d’aujourd’hui. D’un côté, le commencement de quelque chose, de l’autre le jusqu’au-boutisme qui ne mène nulle part.

Quels sont les buts de la grève?
Chut! C’est un secret. Mieux: c’est un mystère!

- Vous plaisantez! Tout le monde sait que la France est sens dessus dessous depuis un mois à cause du projet gouvernemental de réforme des retraites!

- Voire. En lisant les journaux, j’ai appris qu’en réalité les profs étaient en grève à cause de la réforme du bac, les étudiants à cause des loyers trop chers ; les personnels hospitaliers parce qu’ils sont débordés, les policiers parce qu’ils ne sont plus respectés, et tout le monde parce qu’il-y-en-a-marre.

- De quoi donc?

- Mais de tout!

Autrement dit, la grève est un phénomène social agglutinant, où comme dans les auberges espagnoles, on peut apporter son manger, ou plutôt sa rancœur. Ce n’est que lorsqu’elle est terminée que l’on sait vraiment pourquoi les grévistes l’ont faite, et encore. Eux-mêmes ne le découvrent que progressivement. Méfiez-vous donc d’une grève qui dit son nom: c’est peut-être bien un pseudonyme.

D’où un protocole très particulier à la France.

Soit R la revendication, G la grève, N la négociation.

Dans presque tous les pays du monde, la séquence habituelle est la suivante: R > N > G. La revendication donne lieu à une négociation, et, si elle échoue, c’est l’épreuve de force qui décide.

Aussi les grèves sont-elles rares aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, au Japon. Je ne parle même pas de la Russie ou de la Chine.

En France, le schéma séquentiel est le suivant: R > G > N. C’est la grève qui est première et qui se découvre progressivement à elle-même ses motivations profondes. La revendication qui en découle débouche en général sur une négociation. Mais il peut être aussi G > R > N. C’est la grève qui permet de formuler la revendication proprement dite. C’est pourquoi en France les grèves sont nombreuses et imprévisibles, comme la mauvaise humeur qui l’accompagne.

Qu’est-ce qu’une grève réussie?
Dans tous les pays du monde, une grève réussie, c’est une grève qui a obtenu satisfaction sur ses objectifs. Mais en France, en raison de ce qui vient d’être dit, c’est une grève qui a mis beaucoup de monde dans la rue. Ici la grève n’est pas qu’un moyen, c’est un objet qui tend à se suffire à lui-même. Que l’on songe aux grandes grèves du passé: aujourd’hui encore on se souvient surtout du nombre des participants. La vraie bataille, c’est la bataille du chiffre. S’il est élevé, le gouvernement ou le patronat sont moralement obligés de céder. S’il est médiocre, et surtout décroissant, c’est aux syndicats de sonner la retraite. (Tiens donc!)

D’où l’enjeu capital du chiffre, celui des organisateurs, celui du ministère de l’Intérieur, celui des instituts spécialisés. C’est un jeu de poker menteur, qui se joue à la télévision et sur internet. La «lutte» est en réalité un simulacre, destiné à désigner le vainqueur, comme dans certains combats entre chiens ou entre loups. Qui finira par tendre la gorge à l’autre?

Qui fait grève?
Dans la légende ouvrière, la grève est surtout le fait des plus pauvres. Des damnés de la terre. Elle est l’arme de ceux qui n’ont rien à perdre. Aujourd’hui elle est surtout l’arme de l’aristocratie ouvrière. De ceux qui ne risquent pas de perdre leur emploi! Voilà pourquoi l’imagerie ouvrière du passé représente un mineur, un métallo, un manœuvre. Aujourd’hui, le gréviste type est un fonctionnaire ou le membre d’une entreprise à statut. Ce ne sont pas les plus démunis, mais ceux qui disposent sur le public d’un véritable pouvoir de nuisance. Au premier chef les travailleurs des transports.

Il est tout de même inouï que les directions syndicales chez ces derniers ne fassent guère de cas de la proposition du gouvernement d’exclure toute retraite inférieure à mille euros.

C’est justice pour les femmes seules, pour les agriculteurs. Ceux-là ont intérêt au succès du projet gouvernemental. J’ai la faiblesse de penser qu’elle n’est pas négligeable. Mais la grève des paysans ou des femmes seules, ça n’existe pas.

Au-delà de la question des retraites, la grève à la SNCF et à la RATP porte donc sur le maintien du statut, dont la question des retraites n’est que l’un des aspects. La grève actuelle est donc avant tout le refus de la précarisation en cours de ces personnels. C’est pourquoi les fédérations des transports des organisations les plus modérées, comme l’Unsa ou la CFDT, sont plus dures que les dirigeants confédéraux. Loin d’observer une trêve pour complaire au public pendant les fêtes de Noël et de Nouvel An, elles ont estimé, à tort ou à raison, que les difficultés accrues des usagers et le mécontentement qui ne manquerait pas d’en résulter allaient permettre d’accroître la pression sur le gouvernement. C’est de bonne grève…

Il est légitime de défendre des avantages acquis. Les classes privilégiées ne se sont jamais privées de le faire, par le moyen de l’évasion fiscale ou des délocalisations. Toute la question est de savoir si l’accroissement progressif des avantages des travailleurs des transports, dû à l’allongement de la durée de la vie, ne devenait pas exorbitant par rapport au droit commun. Tôt ou tard, la confrontation avec l’État était inévitable.

Quel est le rôle des syndicats?
Du fait de leurs effectifs faméliques, les syndicats sont en France des intermittents du mouvement social, toujours un pas en avant ou en arrière de la masse des salariés. Soucieux d’en paraître régler les actions, comme le Jean-Christophe de Romain Rolland commande aux nuages de se diriger dans le sens où ils vont naturellement.

Tributaires des subventions publiques, d’un montant supérieur au produit des cotisations qu’ils perçoivent, les permanents syndicaux tendent à devenir en réalité des fonctionnaires d’État préposés au mécontentement, et chargés de représenter les travailleurs dans les négociations.

La distinction entre les «syndicats réformistes» et les autres est stupide. Car elle suppose que les autres seraient révolutionnaires. On se demande bien de quelle révolution pourraient se réclamer aujourd’hui la CGT ou SUD qui sont au contraire des champions du statu quo.

En vérité, les organisations sont de trois sortes: les syndicats protestataires purs, comme précisément la CGT et SUD, qui prétendent orchestrer le mécontentement sans se compromettre ; les revendicatifs comme FO, qui expriment des revendications, sans prétendre intervenir dans leur mise en œuvre ; les réformateurs comme la CFDT, qui cherchent à développer une vision sociale globale et à promouvoir leurs propres solutions. Si Emmanuel Macron a tant snobé le syndicat de Laurent Berger depuis son arrivée à l’Élysée, c’est qu’il a vu en lui son seul véritable rival au chapitre social.

Chacun aujourd’hui peut constater qu’au sein même du mouvement, il existe un match dans le match entre la CFDT et la CGT. Cette dernière, mortifiée de s’être vu ravir la première place au niveau national par la CFDT, paraît avoir été gagnée dans l’épisode actuel par une sorte de fuite en avant, dont l’avenir dira si elle fut salvatrice ou suicidaire.

En toute hypothèse on ne fera pas l’économie, si l’on veut sauver l’essentiel, d’une refondation syndicale en profondeur, qui ne laisserait subsister que deux pôles, l’un protestataire autour de la CGT, l’autre réformateur autour de la CFDT. Sinon, il arrivera aux syndicats ce qui arrive aujourd’hui aux partis politiques: le dépérissement et l’insignifiance.

Une dépression française
En considérant l’état actuel de la France, je n’ai pu m’empêcher de songer à Rosa, un personnage de Romain Gary dans La Vie devant soi dont il est dit: «Elle n’est pas du tout une Juive, ni rien, Monsieur Hamil, elle a seulement mal partout».

Eh bien! Ce n’est pas que la France d’aujourd’hui soit de gauche ou de droite, progressiste ou conservatrice, c’est qu’elle a mal partout! Et comme elle ne souffre pas d’un mal particulier, cela s’appelle une dépression nerveuse. Jusqu’à une date récente, elle était pourtant, la France, une des rares nations du monde occidental en état de marche. L’Allemagne, empêtrée dans l’interminable fin de règne d’Angela Merkel, l’Angleterre dans le Brexit, l’Espagne dans la Catalogne, l’Italie dans l’inconsistance, les États-Unis dans le délire d’un paranoïaque: la France de Macron, quoi que l’on pense du personnage, paraissait être épargnée. Il est douteux qu’à partir de ce début d’année, ce soit encore le cas.

Certes, le système présidentiel est un atout qui nous met à l’abri de l’arbitraire pur des démocratures comme de l’impuissance du parlementarisme. Mais les deux crises, «gilets jaunes» et retraites, ont révélé un inconvénient majeur du système: la situation du président en surplomb par rapport à la société fait croire à tort qu’il est tout, qu’il a tout, qu’il peut tout. De l’argent, il y en a, et Macron n’a qu’à desserrer les cordons de la bourse. Voilà résumée la pensée Martinez. L’exceptionnalité présidentielle, si elle est maniée à tort et à travers, abolit chez les citoyens les règles du discernement ordinaire ; elle met en vacances la rationalité du monde et tend à réinstaller la politique dans un univers magique. On crie: «Macron nos retraites!» comme hier: «Charlot, des sous!»

Le second obstacle est lui aussi de nature psychologique: au fil des ans, le caractère atrabilaire des Français n’a cessé de s’accentuer, d’où la formule de Sylvain Tesson, reprise un peu partout, pour désigner la France: «Un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer». Il en surnage une hargne généralisée, une agressivité, - disons le mot: une haine -, à l’égard d’autrui qui est une insulte permanente à ce don de Dieu au monde que demeure la France.

Soit, les temps sont durs. L’étaient-ils moins lors de la Belle Époque de l’avant 1914, celle de la Bête humaine de Zola ; l’avenir était-il moins bouché, lors du Front populaire, à trois ans du cataclysme, qui n’empêchait pas Simone Weil de célébrer «une joie pure, une joie sans mélange»?

La haine n’est pas un remède à la misère du monde. Marx l’avait compris, qui lui préférait l’alliance des travailleurs. Celui qui proposera un substitut à la haine moisie qui nous débilite et nous paralyse, celui-là, j’en fais mon candidat à la prochaine présidentielle. Bonne année quand même.

CHRONIQUE - L’historien et essayiste*déplore une «dépression» française qui conduit au blocage avant toute négociation, à la haine du travail et à la défiance envers toute réforme.
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CHRONIQUE - L’historien et essayiste*déplore une «dépression» française qui conduit au blocage avant toute négociation, à la haine du travail et à la défiance envers toute réforme.

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